Modèles économiques non durables : vers une extinction programmée.

Paneau d'alerte devant un immeuble

Contrairement à ce qu’on entend ça et là, peu d’entreprises ont engagé la transformation de leur modèle économique pour le rendre durable. Si certaines d’entre elles cherchent à limiter les préjudices qu’elles causent, elles ne remettent pas pour autant en cause la primauté de la performance économique et l’objectif de croissance volumique sur les enjeux écologiques[1].  Or, adopter un business model soutenable suppose de rompre avec cette logique. Dans cet Œil de Sophie, j’explore ce qu’est un modèles économique « durable » et ce que cela implique pour l’organisation.

Un modèle économique – comme le dit son nom – décrit la manière dont une entreprise crée de la valeur « économique ». Il a été formalisé par le modèle Canvas[2] qui s’est imposé depuis la fin des années 2000. Composé de neuf[3] éléments, il n’intègre pas les enjeux de société ni les effets de l’entreprise sur son écosystème. Les limites de ce modèle ont été mises en évidence par plusieurs initiatives dont celle de l’Université Laval du Québec qui propose d’y adjoindre d’autres dimensions, dont notamment les impacts sur la société[4] pour le rendre compatible avec les enjeux écologiques et sociaux. Il existe des dizaines de types de business models, mais lorsqu’on les regarde sous l’angle de la « soutenabilité », on distingue trois catégories. 

1-Le business model « traditionnel ». Il est axé sur la dimension économique de l’activité et mu par un objectif de croissance sans limite. Le succès se mesure au volume : il faut acquérir plus de clients, vendre plus de produits, pour générer toujours plus de revenus en comprimant les coûts. L’horizon est le court terme. Il n’y pas de considération des nuisances produites ni des pressions exercées sur les capitaux humains et naturels.

2 -Le business model « en transition ». Bien qu’il ne remette pas en cause les principes du business model « traditionnel », la quête du profit côtoie la prise de conscience des enjeux écologiques. Ce modèle cherche à intégrer les Objectifs du Développement Durable des Nations Unies et les limites planétaires. Il fait évoluer à la marge certaines activités ou pratiques pour limiter ses impacts négatifs et/ou améliorer ses effets positifs.

3 – Le business model « durable ». Il est construit en adéquation avec son environnement actuel et futur. Il est « contributif » par nature. Il concilie le court et le long termes et abandonne la croissance volumique au profit d’une croissance stable ou faible[5]. Les notions de rentabilité et de durabilité ont le même niveau d’importance. Les indicateurs financiers et non financiers sont considérés équitablement. Ce business model est le fruit d’un travail prospectif sur les enjeux de l’entreprise et la pérennité de la valeur créée dans ce cadre.

Ce business model est le « bras armé » de la transformation écologique et celui qui offre les meilleures garanties d’une prospérité pérenne à l’entreprise. Non seulement il réduit sa vulnérabilité aux défis structurels (climatiques, sanitaires, environnementales etc.) et conjoncturels (empilement des crises géopolitiques, inflation etc.) mais la met dans une posture de réinvention permanente pour mieux s’adapter.

Changer de business model est possible à condition d’être prêt à changer son regard sur l’avenir et à se  challenger. Commencez par vous poser les questions suivantes : dans 10 ou 20 ans, mon entreprise existera-t-elle ? De quoi aura-t-elle besoin pour vivre ? En quoi la valeur créée sera-t-elle utile à la transformation de la société ? Quel sera le coût de l’inaction ? En interrogeant la capacité de l’entreprise à vivre dans un environnement sous contraintes et incertain, on sonde aussi le sens de sa mission, la pertinence de sa stratégie et de ses modes de gouvernance. On interroge la validité des critères de décision et le bien-fondé des indicateurs de succès. On décortique le business model pour le conforter ou le faire évoluer pour le rendre performant dans la durée.   

Les pionnières. Ces entreprises ont compris l’ampleur des défis écologiques et la nécessité de s’adapter pour survivre. Elles ont conscience de leur responsabilité dans les désordres planétaires. Elles mobilisent leurs capitaux pour les mettre au service du bien commun. Leur stratégie s’articule autour de trois concepts : utilité, rentabilité, sobriété. Ces entreprises sont encore rares mais tracent la voie pour toutes les autres. Nexans, Schneider Electric ou les Laboratoires Expansciences (au travers de leur marque Mustela) font partie de cette catégorie.

Historiquement, Nexans était un fabricant de câbles destiné aux infrastructures électriques, et jusqu’à peu, également  un fournisseur des secteurs télécom et automobile. Alors que ces marchés se transforment (concurrence exacerbée, passage à la fibre optique…), l’entreprise fait face à des difficultés économiques grandissantes. En 2018, elle  s’interroge sur la pérennité de son business model à 10-20 ans. Elle anticipe alors les tensions sur le marché du cuivre (baisse des gisements, captation de 60% de la production par la Chine, rénovation des réseaux de distribution électriques européens et américains) et crée une industrie de l’économie circulaire pour réduire sa dépendance à la ressources. Nexans anticipe aussi l’expansion de l’urbanisation, l’augmentation de la demande d’électricité bas carbone ; elle se  repositionne comme leader du marché de l’électrification décarbonée. Son modèle économique basé sur les volumes s’essouffle : il réduit la complexité (abandonne les activités incompatibles avec sa nouvelle stratégie -comme celles liées aux plateformes pétrolières en mer, réduit drastiquement le nombre de produits et de clients) pour se concentrer sur la création en valeur plutôt que sur les volumes. Entre 2018 et 2022, le cour de l’action passe de 22$ à 95$. La sobriété est considérée comme un moteur de performance qui accroît la rentabilité sans faire le choix de la croissance.

Les « natifs » entrent dans la catégorie des pionniers. Il s’agit  d’entreprises conçues pour répondre à des enjeux environnementaux, sociaux ou de gouvernance ou qui ont intégré ces enjeux dans leur conception. On peut citer ici BeeOdiversity, Raise, NoMa, Loom, Patagonia, Blablacar, la NEF ou encore Veja.

Les vigilants actifs. Ces entreprises ont un profil « en transition » (dans l’intention ou dans l’action). Leur conscience des enjeux écologiques les conduit à contrôler voire réduire leurs impacts négatifs. Utilisation de matériaux biosourcés, approvisionnement en énergies bas carbone, promotion du local et des circuits courts, lancement de nouvelles offres (services à l’usage, extension de la durée de vie des produits…) etc. témoigne d’une volonté réelle d’agir. Mais ces initiatives ne sont pas toujours cohérentes avec les enjeux matériels. Par ailleurs, elles sont rarement à l’échelle de leur empreinte et ne s’inscrivent pas dans un plan de transition du business model. D’ailleurs, leurs impacts sur le profit est négligeable. Ces « vigilants actifs » ont cependant le grand mérite d’expérimenter des changements de cap par petits bouts, de mesurer les bénéfices d’un pivotement vers des modèles alternatifs, d’évaluer la hauteur de la marche à gravir et les implications pour l’entreprise et son écosystème. On peut citer dans cette catégorie des groupes engagés tels que Fnac Darty, Décathlon, Carrefour, CAMIF ou encore Danone.

Ces deux groupes se démarquent des adeptes du statu quo qui considèrent que leur modèle économique n’a pas de raison d’être remis en cause tans qu’il est rentable. La RSE est d’abord motivée par l’exigence de conformité, de réputation et d’accès aux marchés (financiers, publics etc.). Les actions conduites n’affectent pas la profitabilité (ex : efficacité énergétique, produits éco-conçus, collecte de déchets, suppression du plastique, plateforme de seconde main etc.). Ces entreprises sont encore les plus nombreuses. On y trouve notamment beaucoup d’acteurs de la mode, de la grande distribution, du BTP, de l’énergie ou encore de la banque.

Même si sobriété (choisie) et rentabilité (raisonnée et partagée) portent de nouvelles promesses, abandonner le confort d’une formule qui a « fait ses preuves » pour un modèle inédit de transformation suscite évidemment des résistances. De la part des employés comme des actionnaires qui peuvent légitimement s’inquiéter de l’avenir. De la part de l’écosystème de l’entreprise qui dépend d’elle pour prospérer (fournisseurs, partenaires, collectivités etc.). Du marché enfin, qui peut être en déphasage avec les choix de l’entreprise. Associer les parties prenantes dans la refonte du business model sera déterminant pour changer le regard sur l’entreprise, renoncer à des activités lucratives aujourd’hui pour se tourner vers d’autres plus pérennes, accepter la disparition de certains métiers pour en créer de nouveaux, réorienter le partage de la valeur faire de nouveaux bénéficiaires etc.

La sobriété peut être un moteur puissant de la performance, sans croissance volumique ni plan social. Il permet de concilier des injonctions paradoxales, croissance, environnement, social, pour assurer les profits et le bien commun.

Christopher Guerin, directeur général, Nexans

Les auteurs du modèle Canvas suggéraient de créer des fonctions pour veiller à la bonne exécution des décisions prises, et gérer d’éventuels conflits entre les engagements passés et les actions futures.  Aujourd’hui, quelle instance est chargée de challenger la résilience du business model de l’entreprise à 5, 10 ou 20 ans ? Qui est missionné pour la mettre en adéquation avec les contraintes écologiques ?  Qui a la responsabilité d’évaluer la dépendance aux ressources qui s’épuisent ?  Qui est mandaté pour orchestrer l’adaptation des compétences aux métiers de demain ?   

Toute entreprise devrait se doter d’une fonction de prospective pour préparer son avenir. Elle pourrait prendre la forme d’un « comité du futur » chargé d’anticiper les évolutions de la société pour éclairer les choix du présent, établir des scénarios de développement alternatifs et des trajectoires de transition, et faire des recommandations en termes de stratégie. Ce serait un instrument idéal pour réfléchir à la pertinence du modèle économique actuel et imaginer sa transformation. Un excellent moyen de rompre avec l’illusion d’éternité de modèles vieillissants et de trouver une alternative pérenne pour l’entreprise.


[1] Par écologie, j’entends ici la « science qui étudie les relations entre les êtres vivants (humains, animaux, végétaux) et le milieu organique ou inorganique dans lequel ils vivent » et par extension les « études des relations réciproques entre l’homme et son environnement moral, social, économique. » https://www.cnrtl.fr/

[2] Le modèle Canvas, publié en 2008 par Alexander Osterwalder et Yves Pigneur, décrit visuellement les éléments constitutifs du modèle économique d’une organisation. C’est un outil de gestion stratégique permettant de décrire la manière dont une organisation crée, fournit et capture de la valeur. https://www.alexosterwalder.com/

[3] Les 9 éléments du modèle Canvas : Activités clefs, ressources clefs, segment clients, proposition de valeur, partenaires clefs, relation client, canaux de distribution, structure de coûts, génération de revenus.

[4] Voir le modèle d’affaire responsable élaboré par l’université de Laval (Québec) https://chaires.fsa.ulaval.ca/espritentrepreneuriat/outils/matrice-modele-affaires-responsable/

[5] Post-croissance, a-croissance, croissance raisonnée, croissance soutenable, décroissance, économie stationnaire, bleue ou régénérative etc. Le vocabulaire est riche pour décrire une société libérée de l’exigence de faire croître indéfiniment son économie sans considération des contraintes écologiques et planétaires et du bien-être de tous.


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Sophie Chambon

Avec L’œil de Sophie, je pose un regard critique et constructif sur un sujet d’actualité où une RSE engagée et puissante peut faire la différence.

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