Etats, territoires, villes, entreprises, tous sont peu ou prou engagés sur la question du climat et clament leur ambition d’atteindre le net zero au plus vite. On se réjouit spontanément de cette mobilisation vitale pour l’avenir de notre civilisation. Pourtant, à y regarder de plus près, ces engagements manquent souvent de robustesse, de transparence et plus largement de crédibilité.
Une étude publiée par l’ADEME en 2022 révélait que seules 35% des organisations tenues de réaliser un bilan gaz à effet de serre (GES) étaient en conformité avec la règlementation. Or, c’est le point de départ de toute action climatique. Concernant les engagements « net zero », les plans de réduction des émissions s’avèrent bien souvent très inférieurs aux recommandations du GIEC (-43% à 2030 et – 90% à 2050 par rapport à 2019) comme le montraient Carbonmarketwatch et le New Climate Institute en février 2023.
Si nombre de plans climat révèlent des faiblesses importantes, cela ne les empêche pas d’être « adoubés » par le conseil d’administration. En début d’année, le Forum pour l’Investissement Responsable (FIR) publiait son évaluation de 10 entreprises françaises ayant expérimenté le « say on climate »[1] en 2022. Alors que le plan climat était approuvé à 93% en assemblée générale, moins de 50% du panel était aligné sur les recommandations du FIR en matière de climat. Depuis 2020, plusieurs groupes ont soumis leur plan climat au vote consultatif de leur conseil d’administration : tous ont eu une issue favorable, alors que les trajectoires climatiques ne sont ni crédibles ni à la hauteur des enjeux. Alors, sur quels éléments ces votes se fondent-ils ?
Il y a trois options : la connaissance insuffisante des enjeux climatiques qui conduit à des erreurs d’appréciation ; la volonté d’encourager une démarche climatique graduelle qui préserve la performance à court terme ; soit, ce qui est plus grave, une complaisance quand à la décision de minimiser l’importance du sujet.
Alors, que trouve-t-on dans ces plans climatiques ?
Ambition de réduction des émissions insuffisante, cible non chiffrée ou peu détaillée, leviers et plan d’actions flous, calendrier à long terme sans actions immédiates, gouvernance climatique peu structurante, manque d’alignement de l’allocation du capital avec les Accords de Paris, absence de prix interne du carbone etc. Ces constats sont autant de marqueurs de la place secondaire accordée au climat par ces entreprises.
Il y a pourtant un risque de « submersion » auquel les entreprises et leur conseil d’administration doivent se préparer en hâte : les collaborateurs, les investisseurs ou encore les clients ne se contentent plus de déclarations ambitieuses, ils exigent les preuves d’un engagement aux effets mesurables et durables. La règlementation française va également dans ce sens puisque le devoir de vigilance impose aux entreprises de prévenir toute atteinte aux droits humains ou à l’environnement. En cas de manquement à ces obligations, les administrateurs peuvent être tenus pour responsables.
La faiblesse d’un plan climat est de plus en plus sanctionnée par la loi, que cela concerne les pouvoirs publics (ex : Urgenda en 2015 aux Pays-Bas, le contentieux de Grande-Synthe débuté en 2018, l’Affaire du siècle en France en 2019, « Land schafft Verbindung » en Allemagne en 2019) ou les entreprises (ex : Shell aux Pays Bas en 2022, Rio Tinto en Australie en 2020, Longmay Mining Holding Group en Chine en 2016). Les litiges relatifs au climat ont augmenté de 75% en 3 ans (884 en 2017 à 1550 en 2020) dans 38 pays.
Les membres des conseils d’administration (ou des conseils de surveillance) sont désormais directement impactés : tenus juridiquement responsables d’une sous-évaluation du risque climatique et pénalisés pour cela, ils peuvent être démis de leur fonction, comme en témoignent des cas récents (ex : Vale au Brésil en 2019, Total énergies en 2020, ExxonMobil en 2020 ou encore Casino en 2021). L’étau se resserre, laissant moins de place à l’approximation, à la non-divulgation ou à l’écoblanchiment. En 2021, l’investisseur américain Engine n°1, a fait campagne avec succès pour l’élection de trois nouveaux administrateurs au sein du conseil d’Exxon Mobil, pour ancrer la question climatique dans la stratégie de l’énergéticien. Le fond californien a su démontrer qu’une stratégie climatique timorée avait des impacts négatifs sur la valeur actionnariale. Bien que minoritaire, il a réussi à rallier à sa cause des investisseurs influents tels que BlackRock, Vanguard et State Street pour que l’entreprise mette en place une trajectoire cohérente avec les Accords de Paris, capable de créer de la valeur à long terme.
En février 2023, l’ONG ClientEarth a poursuivi les onze membres du conseil d’administration de Shell devant la Haute Cour de justice d’Angleterre, pour avoir omis de prendre des mesures de protection de Shell contre les risques liés aux dérèglements climatiques. Le manquement à leurs obligations de diligence raisonnable était mis en avant. Bien que rejetée en mai, cette action démontre que les administrateurs seront tôt ou tard tenus personnellement responsables d’une telle négligence.
Le statu quo climatique n’est pas tenable. Tergiverser est inutile car il n’existe pas de chemins de traverse : la question climatique implique de profondes transformations.
Solliciter l’avis de l’actionnaire est un excellent moyen d’établir un dialogue sur la question climatique. Pourtant, si les initiatives se multiplient, elles rencontrent encore de fortes résistances. Dernièrement, les investisseurs d’Engie ont rejeté à plus de 75 % une résolution portés par 16 actionnaires minoritaires qui demandaient à inscrire dans les statuts une consultation triennale sur son plan climatique, et une consultation annuelle sur l’efficacité de sa mise en œuvre. Le conseil d’administration a demandé aux actionnaires de voter contre la résolution qui était pourtant très pertinente pour superviser les enjeux climatiques et contrôler la performance à long terme de l’entreprise. Le 26 mai, c’était au tour de TotalEnergies de contrer la résolution d’un groupe d’investisseurs demandant d’aller plus loin en matière climatique. Bien qu’elle n’ait pas obtenu gain de cause, l’augmentation significative de votes favorables (30,44% contre 17% il y a 3 ans) témoigne d’une lame de fond.
Les administrateurs vont devoir monter sur le ring. Ils doivent intégrer le fait qu’une trajectoire 1,5°C perturbera le business modèle, le concept de croissance, les critères d’investissement, les activités, l’emploi et la performance. Concrètement, ils doivent dès maintenant s’assurer que : le climat soit régulièrement mis à l’ordre du jour du conseil, l’objectif climat soit quantifié et pertinent au regard des recommandations du GIEC, la stratégie climatique soit basée sur des éléments matériels, le plan d’actions soit détaillé et cohérent avec les ambitions de réduction des émissions de -55% à 2030 de l’Europe, la trajectoire soit déclinée par scope et types de GES, le calendrier dispose de jalons à court et moyen termes, les procédures de suivi de la trajectoire soient en place, la gouvernance inclue des critères de décision et de rémunération largement « drivés » par les enjeux climatiques, la conformité règlementaire soit « sous contrôle » etc.
Mais attention, le climat n’est pas seulement l’affaire du conseil d’administration ou du comité de direction. C’est aussi la responsabilité des métiers de l’entreprise de traduire cela en actions et en résultats tout au long de la chaîne de valeur. Chacun doit être mis à contribution et disposer de son plan de transition. Les fonctions transverses sont également concernées : la finance, les ressources humaines, la communication, le marketing, le juridique etc. avec la RSE en chef de file.
Au rythme actuel, la règlementation, les pressions sur les conseils et le « bon sens actionnarial » devraient accélérer l’intégration du climat dans la stratégie et la gouvernance de l’organisation. Mais pour répondre à l’urgence climatique, c’est probablement la « pénalisation financière » qui fera le « job ». Mettre en place des dispositifs de contrôle (tels que des audits de trajectoire climatique par une OTI à l’instar de ce qui est fait pour les états financiers), avec à la clef des sanctions financières élevées en cas de manquements avérés, est une piste à explorer. Mais c’est sans doute l’impact sur le cours de l’action qui va devenir un allié redoutable. Une étude de l’institut de recherche de Grantham vient de paraître à ce sujet : elle montre que les actions en justice liées au climat ou les décisions judiciaires défavorables réduisent jusqu’à -1,5% la valeur de l’entreprise cotée. Il faudra d’autres procès et de nouveaux coups d’éclat de fonds activistes pour faire bouger les instances de gouvernance, et faire le deuil du statu quo une fois pour toute. Au vu de ce qu’il se passe, cela ne devrait pas tarder.
[1] Say on Climate : résolution à l’ordre du jour de l’assemblée générale portant sur la stratégie climatique ou sa mise en œuvre, et soumise au vote consultatif des actionnaires de l’entreprise.